Le prix de l’argent : « Cheap is shit »…

Avant, il y a fort longtemps, si vous vouliez un bien vous aviez le choix selon la qualité du produit. Vous pouviez l’acheter en toute confiance et si vous l’achetiez « un certain » prix, vous aviez « une certaine » qualité. En d’autres termes, votre toaster anglais acheté cher avait la qualité d’un toaster anglais cher, ce qui veut dire une très grande qualité. Vous l’aviez acheté et vous saviez que les enfants de vos enfants pourraient encore toaster des tranches de pain de mie, anglais, dans plusieurs générations
Votre toaster anglais vous avait coûté plus cher que sa pale imitation chinoise, mais comme tout un chacun le sait, les chinois ne prennent pas les toasts avec des baguettes lors de leur « Afternoon Tea ». En revanche, pour le pauvre pékin sans culture coloniale qui achetait son toaster chinois à un prix défiant toute concurrence, le toaster ne passait pas les générations, mais, à tout dire, il s’en fichait comme de sa première tartine. Il voulait un toaster qui toaste, ne savait pas s’il allait avoir des enfants, et n’avait aucune envie de léguer, sur son testament et son lit de mort, un toaster chinois. En d’autres termes, le pékin était heureux de son toaster bon marché.

Et alors, me direz-vous ?

Alors voilà, parlons cash, parlons chiffres. Le toaster anglais valait 100 francs. Le chinois 70. Pour le commun des mortels éduqués à l’aune de l’économie de marché, le prix de l’anglais était supérieur au prix du chinois, ce qui signifiait que la qualité de l’un était supérieure à celle de l’autre. Plus cher, c’était mieux. 100 c’était plus, donc mieux, que 70. Déduction implacable.
Cette première leçon comprise, est venu le temps de la mode. Et même pour les toasters, le « trend » a frappé. Le toaster anglais, avec sa forme immuable, ses deux battants qui obligent à retourner le toast avec la main pour toaster la deuxième face, son bakelite et son cordon tressé, s’est retrouvé ringard. Il fallait le mettre au goût du jour, le jeunisme était né. Du coup, notre toaster se trouva sur un rayon, derrière un nouveau toaster, anglais toujours, qui était plus brillant, plus fun, avec un cordon un tantinet plus sexy et une boîte de rangement très « tendance ». Du coup, le toaster est devenu « sale », terme utilisé de nos jours pour parler de soldes. Sale, il a vu son prix baissé. De 100 francs, il a été diminué à 80, sale toaster !

Mais quelle bonne affaire ! S’écrie la ménagère moderne ! Tout est sale, tout est bon !

Marie-Charlotte, tu n’en croiras pas tes yeux, j’ai trouvé LE toaster anglais, tu sais, celui qu’avait tante Hortense quand nous allions en vacances à l’Ile de Ré quand nous étions encore des enfants… à un prix, mais un prix ! Je lui ai sauté dessus, tu penses bien ! Une affaire, je l’ai eu moins cher, à 80 francs, au lieu de 100 ! Je suis si heureuse !

La morale de cette deuxième leçon est que le prix baissé aimante l’acheteur tout en ne réduisant pas la qualité.
Les personnes très intelligentes qui se chargent de nous vendre des toasters anglais, entre autres, ont vite compris l’intérêt de la chose. Si Marie-Charlotte achète, presque les yeux fermés, un toaster PARCE QU’Il est moins cher, l’idée est d’en faire une règle, incontournable.

Il est venu le temps des cathédrales…

Pour vendre un toaster anglais à un prix de 100 francs, les petits génies ont compris qu’il faut que ce prix de 100 francs soit un prix « réduit ». Alors que font-ils ? Ils calculent comme avant un prix de vente, rajoutent 30 % et vous le proposent. A quel prix me direz-vous ? Au prix de la réduction. Regardez les affiches autour de vous, écoutez la radio, regardez la télévision, vibrez avec internet : le toaster est vendu 30 % moins cher. Madame, faites une affaire, achetez le toaster 30 % moins cher. Madame, j’ai une excellente nouvelle, le toaster est 30 % moins cher. Venez, achetez, toastez !

Et la qualité, me direz-vous ?

Mais la qualité, Marie-Charlotte, on s’en fout ! On veut faire une bonne affaire, on a peu de sous, on ne veut plus se faire coloniser par ces ringards d’anglais qui vendent tout trop cher et se croient meilleurs que tout le monde. On veut du neuf, on veut du fun, on veut du jeune et surtout on le veut tout de suite, au meilleur prix. Et le meilleur prix, c’est 30 % de rabais.

Mais Marie-Charlotte, tu l’as payé combien ton toaster ? Il était 150 et tu l’as eu pour 30 % moins cher, donc 105 francs ? Tu as fait une super bonne affaire ! Mais tu n’avais pas acheté un toaster l’année dernière déjà ? Un anglais ? Ah, non, tu avais pris le chinois, et tu l’as jeté, il s’est cassé le lendemain de l’échéance de la garantie ! C’est vraiment pas de chance ! Et si chaque année tu dois racheter un toaster, chinois, ça va finir par te faire cher le toast. Tu veux pas manger des baguettes ?

La morale de cette histoire est que le prix de vente que reçoit le vendeur doit TOUJOURS couvrir les frais, tous les frais, sauf dans le cas des « vraies » soldes de fin de séries. Donc le discount affiché tient toujours compte de ce calcul. Et aujourd’hui, la guerre des prix ne se fait plus sur la qualité, mais sur le pourcentage de réduction. Le toaster qui affiche moins 30 % vaut moins que le toaster qui affiche un prix moins 50 %. Parce que 50 est supérieur à 30… Et que plus c’est mieux.
Vous me suivez Marie-Charlotte ? J’achète la réduction la plus élevée, avant j’achetais la qualité la plus élevée. Et le prix dans tout ça ? Mais enfin, le prix n’a pas d’importance, ce qui compte, c’est que j’aie le sentiment de faire une super affaire. Qu’on me prenne pour une idiote qui ne sait pas calculer date des colonies ! Que chaque année je doive racheter un toaster parce qu’il se casse fait partie du jeu « j’achète donc je vis ». Et j’en veux plus, parce que je vis plus !

Qui dit mieux, 90 % de rabais !

Marie-Charlotte, vous pouvez trouver votre toaster avec 50 % de rabais, voire 60 %,  et pourquoi ne pas l’acheter avec 90 % de réduction ! Vous défendez vos intérêts, votre porte-monnaie… Vous ferez une affaire, certes, mais vous le paierez toujours… 100 francs au moins.
Les discounts, les rabais, les réductions, le pays où la vie est moins chère, ceux qui sont unis contre la vie chère, qui proposent la meilleure qualité au meilleur prix, les prix bas… ne sont que des tactiques commerciales qui manipulent les consommateurs, produisent des produits de piètre qualité, comme certains gâteaux au chocolat, ou des objets qui se cassent très vite et se retrouvent à devoir être détruits par la collectivité. Avant, on disait « le bon marché est trop cher » en parlant de son utilisation personnelle. On ne voulait pas d’un toaster qui se casse après un an. Aujourd’hui, le même slogan « le bon marché est trop cher » devrait être analysé par nos collectivités qui doivent réparer, recycler, détruire à très forts coûts des tonnes de « toasters » de mauvaise qualité devenus inutilisables.

– Tu sais Marie-Charlotte, ceux qui vendent bon marché devraient se voir imposer une taxe de recyclage et de destruction de leurs déchets. Le toaster qui dure 10 ans n’aurait pas de taxe, celui qui dure un an une taxe de 100 %. Pour le consommateur, ce serait le même prix sur la durée, pour la collectivité, ce serait des tonnes de poubelles en moins à traiter. Donc moins d’impôts, donc plus d’argent dans la poche du consommateur, plus de – meilleur – pouvoir d’achat. On pourrait…
Marie-Charlotte, tu as oublié de tourner ton toast !
– Oh oui, c’est vrai, j’admirais l’océan, c’est si beau l’Ile de Ré…

Outre les réflexions que vous suscite cette histoire de toasters, je partage avec vous quelques unes des miennes :

  1. On ne sait plus le prix de ce qu’on achète, parce que la voiture ou les serviettes de bain sont vendues à moins 40 %.
  2. La valeur d’un bien est définie en négatif, c’est « moins » 40 %. Vous travaillez toute la journée pour produire une porte, et vous la vendez « moins 40% ». Moins c’est mieux… schizophrénique !
  3. On ne compte plus au-delà de 100, puisque les pourcentages s’y arrêtent. A quand un produit à 120 % de rabais ?
  4. Réduire le prix réduit la qualité car tous les intervenants sur la chaîne de production et de distribution réduisent leur marge. En réduisant les marges, on réduit la qualité par le simple fait qu’on réduit les investissements, dans la recherche par exemple.
  5. En produisant des produits bon marché on produit des tonnes de poubelles. « Achète tes lunettes moins cher, tu seras poubelle ! ». Sous le prétexte d’être attentif, on transfère aux collectivités le soin de détruire notre environnement.
  6. Le slogan du siècle : « On est la valeur de ce qu’on a ». Si ce qu’on a est bon marché, on est bon marché… Alors que toute personne qui pense un peu sait qu’elle est la valeur de ce qu’elle est !
  7. « Vite et jetable » qui s’applique à notre mode de consommation devient un mode de fonctionnement. Vite, un homme, vite, jetable… On achète, on consomme, on jette. Le taylorisme des petits malheurs à la chaîne !

Bref, quand je serai grande, je serai publiciste et mon credo sera :
« Cheap is shit. Stop cheap shopping !»

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